Rentrée chez elle, Mathilde se laissa tomber sur son canapé. Elle éprouvait une sensation de grande fatigue mêlée de bonheur physique. Elle n'éprouvait pas d'amour pour cet homme, mais de tels instants somptueux avec un homme qui savait si bien tirer toutes les ressources d'amour de son corps, qui savait si bien faire exulter son corps, valaient bien tout l'or du monde. Rien d'autre n'existait alors pour elle que cet instant - là. Mathilde était heureuse. Oui vraiment elle aimait le sexe. Sentir resurgir en elle des désirs nouveaux, n'était-ce pas cela les plus beaux délices de la vie ?
Après quelques minutes de repos, elle se leva et se mit à parcourir le courrier qu'elle avait posé sur sa table quelques heures plutôt. Elle reconnut l'écriture d'Antoine sur le paquet jaune de la poste. Elle l'ouvrit fébrilement et en sortit une cassette audio sur laquelle était inscrit : " Pour Mathilde ". Elle mit en marche son appareil hi-fi et y engagea la cassette. Dès les premières mesures elle reconnut l'adagio de la 5 ème symphonie de Mahler. Un mois plutôt ils étaient allés voir le film " Mort à Venise " de L. Visconti dont le morceau était un des thèmes musicaux. Puis la voix d'Antoine se fit entendre.
" Mathilde je viens de décider d'accepter une mission dans les Territoires d'Outre Mer qui m'a été proposée récemment. Elle durera probablement plus d'un an et je pense partir dans un mois. Je te fais donc mes adieux. Je dis " adieux " car il vaut mieux que nous nous quittions définitivement. Notre relation est sans issue. Une nouvelle fois j'ai dû malheureusement constater que je ne te suffisais pas. Ce dont tu as besoin tu l'as probablement trouvé dans les bras de l'ami antillais que tu as revu il y a peu de temps.
Je vous ai vu sortir ensemble de la galerie où nous sommes allés voici quelques temps. J'ai vu le baiser profond et ardent qu'il t'a donné et que tu as accepté. Je vous ai vu à nouveau hier dans la brasserie où vous êtes allé manger ensemble. L'invitation à l'amour que tu lui adressais de tout ton corps, son désir en réponse m'ont plongé dans une tristesse douloureuse.
Tu es belle Mathilde, et moi, sans doute, trop banal pour toi. Je n'ai pas la beauté de ces hommes bien faits qui souvent t'ont emportée vers l'extase.Tu aimes les hommes et les relations amoureuses fortes. L'amour que tu dis avoir pour moi est de peu de poids quand se présente à toi la volupté des caresses et l'amour d'hommes au physique avantageux. Pour la seconde fois j'aurais été le spectateur d'une de tes passions naissantes. Je me retrouve aujourd'hui au même point qu'il y a 10 ans. La vie est un éternel recommencement. L'histoire des êtres humains connaît toujours les mêmes balbutiements. Ce qui a été sera. Il est maintenant clair pour moi que tu ne peux vivre une relation satisfaisante et complète avec moi. Ce constat je me suis résigné à l'accepter. L'adolescente, que tu as été, a cru qu'être ensemble, penser ensemble, tout se dire c'était cela s'aimer. L'adolescence est une période inévitable et dangereuse dans la vie d'un être humain. L'enchantement des premières découvertes conduit l'adolescent à idéaliser son partenaire et sa relation amoureuse. Il croit alors voir se transformer le monde autour de lui. Devenu adulte il découvre d'autres plaisirs, il a d'autres exigences. L'émerveillement initial s'estompe et il constate que ses premiers désirs sont devenus caducs. Tu te trouves dans cette situation Mathilde. Tu t'es, inconsciemment, créé un monde où il y aurait une séparation entre ta vie sentimentale, qui te procurerait sécurité et équilibre psychologique, et ta vie sexuelle, qui s'accomplirait avec divers partenaires te procurant des plaisirs sans cesse renouvelés. Mais l'amour est nécessairement une relation englobante, totale, Mathilde. Je ne peux me satisfaire d'une relation déséquilibrée avec toi, car alors je me retrouverais dans la mêmesituation de lente désagrégation de ce pauvre Othello anéanti par ses propres angoisses et une jalousie qui l'a conduit à la destruction de celle qu'il aimait.. N'as-tu cherché en moi autre chose que moi ? Tu n'auras pas été mon Héloise, amante inconditionnellement attachée à son aimé.
Notre relation depuis un an aura été pour moi une parenthèse que je n'ai pas souhaitée et que je ne regrette pas. Tu as eu de nombreux amants, des beaux, des riches, des blancs, des noirs, et moi je n'aurais été qu'un de ceux-ci, sans doute parmi les médiocres. Je vais reprendre ma vie là où je l'ai laissée il y a un an. Tu m'as donné donné des plaisirs que je n'oublierai pas.Mais je suis maintenant sans espérance, j'ai perdu mes rêves. Sans joie et solitaire je ferais mon temps sur cette terre. Doutes, regrets, souvenir d'un beau rêve, illusion trahie seront désormais mes seuls compagnons.Tout est mensonge, je ne veux plus aimer.Profite de tous les plaisirs que ta beauté peut te procurer. Tu m'avais dit un jour que, lorsque tu avais 25 ans, tu croyais qu'une liberté sexuelle illimitée permettrait de t'épanouir. Prends garde, cependant, que les vicissitudes de tes relations successives ne mènent à l'anéantissement de ta vie sentimentale. Adieu Mathilde. "
Les accents pathétiques des instruments à cordes qui accompagnaient les paroles d'Antoine l'avaient poussé vers un sentimentalisme exacerbé. La fin de son propos fut ponctuée par la sonorité grave et puissante des violoncelles et contrebasses qui achevaient le 4ème mouvement de la symphonie de Malheur. Cet adagio Antoine l'avait écouté et réécouté jusqu'à l'obsession tellement il était en harmonie avec sa triste mélancolie.
Mathilde était effondrée, sa respiration était devenue saccadée. L'air semblait lui manquer. L'intensité des émotions qu'elle avait éprouvées depuis cette fin d'après-midi : désir, attente, explosion amoureuse et maintenant désespoir, était trop forte pour elle. Elle se sentait au bord de la crise de nerf. La voix sereine et amère d'Antoine, le lamento de l'orchestre avivaient encore plus son désarroi. Elle ne pouvait accabler qu'elle-même. Pourquoi faut-il que je choisisse l'un pour perdre l'autre? se dit-elle. Son cœur frappait si fort dans sa poitrine comme s'il voulait s'échapper, déserter ce corps indigne.
Elle resta prostrée pendant de longues minutes. Puis mue par un réflexe elle prit son téléphone.
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Antoine dormait lorsque le téléphone retentit et ce n'est que lorsque la voix de Mathilde, le suppliant de répondre, se fit entendre sur le répondeur qu'il se réveilla. Mathilde lui parut très agitée. Ses propos étaient saccadés. Elle lui demandait pardon, l'implorait de ne pas la laisser et lui disait qu'elle ne supporterait pas s'il l'abandonnait une nouvelle fois. " Quelle inconséquence ! "se dit-il. " Me voilà transformé en coupable. "
Il lui reprocha de l'appeler à une heure aussi matinale. Ils pourraient parler plus calmement dans la journée et puis il avait un rendez-vous important à 9 heures du matin. Il fallait qu'il dorme. Ne parvenant pas à la raisonner, il raccrocha son téléphone. Trente minutes plus tard Mathilde sonnait à sa porte.
Quand il lui ouvrit la porte, il fut d'abord frappé par sa tenue vestimentaire aguichante. Antoine se dit qu'ainsi vêtue à 5 heures du matin, Mathilde rentrait sans doute de quelque rendez-vous agréable. L'image du grand antillais traversa son esprit. Dans le cadre de son milieu professionnel Mathilde était souvent invitée à des cocktails, des réceptions et autres vernissages. Sa beauté en faisait souvent une des femmes les plus courtisées de ces manifestations. Elle attirait les hommes comme une fleur odorante attire les abeilles.Depuis qu'elle avait repris sa relation avec Antoine, elle ne se rendait plus guère à ces réceptions, ou alors elle se faisait accompagner par lui. Eperdue elle se précipita sur lui, l'implorant de pardonner sa folie, et le supplia une nouvelle fois de ne pas l'abandonner. " Tu n'as pas à me rendre compte de tes faits et gestes, tu es libre d'organiser ta vie comme tu l'entends ", lui répondit-il. " Pour ce qui me concerne, je ne veux pas être l'accessoire de ta vie. J'ai souffert comme un damné par toi, voici 10 ans, je ne veux pas recommencer. Je veux vivre en paix, Mathilde. Ton amour pour moi n'est qu'une chimère. Ce qu'il te faut c'est le piment de la nouveauté, le voyage vers les rives de l'extase que te fait entrevoir un bel homme, l'amour sans cesse renouvelé. Pour toi je ne pourrais être qu'un obstacle à la réalisation de tes désirs. "
Pendant qu'il lui parlait, Mathilde restait accroché à lui. Avec quelques difficultés il réussit à la détacher de lui et alla s'asseoir sur son canapé. Tout ce qu'il avait redouté était en train de se produire. Cette scène mélodramatique le mettait mal à l'aise. Il se sentait désarmé pour affronter ce type de situation. Mathilde s'assit à côté de lui, les larmes aux yeux. Sa tête était posée sur l'épaule d'Antoine. Elle répétait sans cesse les mêmes mots et son refus d'une nouvelle séparation. Une des mains de Mathilde caressait nerveusement la cuisse d'Antoine. Sans qu'elle l'ait vraiment voulu sa main se posa sur le sexe d'Antoine. D'un geste brusque, comme mû par un dégoût, Antoine rejeta la main de Mathilde. La brutalité du geste la surprit. Après un instant de silence, Mathilde se leva et se dirigea d'une démarche lente et mécanique vers la cuisine. Il la vit ouvrir le tiroir contenant les couverts et poser son bras gauche sur la table. Il eut la vision fulgurante du geste qu'elle allait commettre. D'un bond il se précipita sur elle. Quand il saisit son bras la lame était déjà sur ses veines.
La blessure était superficielle, dans la bousculade la lame avait dévié de sa trajectoire. Pris de panique et commotionné Antoine s'employa à stopper le saignement, lui mit des pansements et l'amena à la hâte dans le service des urgences de l'hôpital Saint Vincent de Paul, qui était proche de chez lui, où on lui posa plusieurs points de suture. Mathilde semblait être sur une autre planète.
Rentrés chez lui, Antoine lui prépara une infusion et lui donna deux somnifères. Leur effet fut rapide. Il l'aida à retirer son tailleur et la coucha dans son lit où elle s'endormit rapidement. Avant de la recouvrir avec le drap il ne put s'empêcher d'admirer, avec une certaine amertume, la finesse de ses sous-vêtements.
Son rendez-vous était dans deux heures. Avant de partir il laissa un mot sur la table l'informant de son retour aux alentours de 11 heures et lui recommandant de l'attendre. Il avait décidé de ne pas la laisser seule pendant tout le week-end. Il appréhendait un nouveau geste désespéré de sa part. Quand il fut de retour elle était toujours couchée. Il en fut soulagé. Plus tard il insista pour l'accompagner chez elle afin qu'elle se change et prenne quelques affaires et passèrent le week-end ensemble.
Pendant tout le mois qui précéda son départ Antoine se montra très attentionné envers Mathilde. Il lui téléphonait tous les jours, passait la voir plusieurs fois par semaine. L'appréhension ne l'avait pas quitté. Petit à petit Mathilde retrouvait son goût pour la vie. Antoine faisait néanmoins en sorte de maintenir leurs rapports sur un strict plan amical. Quant à elle, elle savait, dans son for intérieur, qu'il allait partir bientôt, qu'il prenait ses dispositions en conséquence, mais elle évitait de le questionner à ce sujet.
Le dernier vendredi du mois de juin, alors que son départ était prévu pour le lundi suivant, Antoine vint voir Mathilde pour l'en informer. Mathilde avait le visage des mauvais jours, ses yeux étaient encore rouges, ses joues portaient la trace de larmes séchées. Elle avait consulté son gynécologue qui lui avait confirmé qu'elle était enceinte. Elle avait pris la décision d'en informer Antoine. Celui-ci avait compris qui était l'auteur de la grossesse. Elle lui raconta que sous l'emprise de sa folie elle n'avait pas demandé à son amant de mettre un préservatif. " Cela s'est passé si vite, en moins d'une minute il a été en moi " lui dit-elle. Elle lui demanda s'il voulait qu'elle mette fin à cette grossesse. Elle ferait ce qu'il lui dirait. Dans le regard qu'elle lui adressait il crut percevoir comme une supplique : cet enfant elle voulait inconsciemment le garder. Antoine répondit d'abord sèchement que cette question ne le concernait pas. Puis se radoucissant, il lui dit que cette maternité lui apporterait peut-être un équilibre et des joies nouveaux et que c'était une chance pour elle. Au fond de lui-même il se dit que c'était mieux ainsi, il pourrait partir l'esprit tranquille. Dans un soupir il ajouta qu'à 33 ans passés il aurait aimé lui aussi avoir un enfant. Cette pensée lui traversait l'esprit parfois. Cet enfant c'est avec elle qu'il aurait voulu l'avoir. Mais à présent leur relation était fichue, elle avait brisé son espoir, tout était fini. Mathilde était pourtant une femme douce, sans manière, elle n'avait pas l'arrogance et les caprices de ces filles sûres de leur pouvoir de séduction et à qui personne ne résistait. Mais elle n'avait pas su résister l'appel des sens, elle avait trop facilement cédé aux avances d'hommes entreprenants. Son amour pour Antoine n'avait pas été assez fort pour la détourner de la tentation. Maintenant sa vie sentimentale était détruite. Son unique but serait désormais de faire éclore cette vie qu'elle avait en elle. Cet enfant serait son seul horizon, son seul soutien. Elle le garderait pour elle seule. Elle n'avait aucune intention d'en informer le père, ni de le revoir.
Le lendemain ils décidèrent de passer ensemble une soirée d'adieu. Il l'invita pour une soirée-spectacle au Moulin Rouge. A sa demande elle avait mis une magnifique robe du soir et s'était parée de ses plus beaux atours. Lui-même portait son plus beau costume. Rentrés chez lui ils firent l'amour comme jamais ils ne l'avaient fait ensemble. Lui avec une rage ardente, comme s'il voulait prendre une revanche. Elle avec l'abandon de celle qui voudrait que le temps suspende son cours, et que ces minutes restent éternelles. La lune était rousse. Mille lampes dansaient dans le ciel profond. La nuit fut belle, mais ils savaient qu'elle n'aurait pas de lendemain.
Alors qu'ils se quittaient, savaient-ils que le destin les mettrait, une nouvelle fois, face à face 18 ans plus tard ?
Mathilde mit au monde une jolie petite métisse, qu'elle prénomma Annette. Elle lui consacra, comme elle l'avait prévu, l'essentiel de sa vie. Elle eut bien deux ou trois fois un amant de passage, mais elle se refusât à toute liaison sérieuse.
Antoine avait rencontré une charmante jeune femme qui s'était emparé de lui. Il l'avait épousé et eut d'elle trois jolies filles qui lui apportèrent ses plus grandes joies. Il aimait vraiment les enfants. Mais l'enfance n'a qu'un temps et l'adolescence de ses filles fut pour lui une période difficile. Face aux perturbations adolescentes de ses filles son expérience masculine ne lui était d'aucun secours. Aussi allait-il de sévérité exessive en renoncements.Il s'était installé à Saint Germain en Laye. Depuis un an il avait pris une disponibilité pour convenance personnelle et s'était adonné à sa véritable vocation : la peinture. Bien des années auparavant la pratique de la peinture avait été pour lui un exutoire lorsqu'il n'en pouvait plus de son travail, de ses déceptions professionnelles.
Depuis les années 80 dans les pays occidentaux étaient organisés des fêtes de la musique, du sport, de la science, journée de ceci, journée de cela. Le côté clinquant et mercantile de ce type de manifestation déplaisait souverainement à Antoine. Cependant en cette année 2001 à l'occasion de la fête de la peinture, les tableaux d'Antoine avaient été remarqués dans le cadre d'une exposition de peintres nouveaux.
Comme tous les soirs Mathilde et sa fille regardaient les actualités télévisées. Elle prêta peu d'attention au reportage télévisé sur l'exposition de peinture dans laquelle figurait Antoine. Quand elle vit Antoine en gros plan interrogé par le journaliste elle sursauta et incrédule s'exclama : " Antoine, c'est bien lui ! " Sa fille la regarda avec étonnement et lui demanda si elle connaissait ce peintre. Concentrée sur le reportage, les yeux grands ouverts, elle ne répondit pas à sa fille. Voyant sa mère ainsi bouleversée elle s'abstint de renouveler sa question. A la fin du reportage, les larmes aux yeux, elle lui répondit : " C'était l'homme de vie, mon seul et unique amour " Elle prit sa fille dans ses bras, la serra fort contre elle et ajouta : " s'il l'avait voulu tu ne serais pas ici près de moi. "
Annette, qui allait avoir 18 ans, avait durant son enfance et son adolescence plusieurs fois questionné sa mère sur ce père qu'elle n'avait pas, qu'elle aurait voulu avoir comme tous les enfants de son école. Mais celle-ci lui avait toujours et invariablement donné la même réponse : " cela a été un accident. "
Pendant les jours qui suivirent ce reportage, Annette fut intriguée par le changement de comportement de sa mère. Un vague à l'âme s'était emparé d'elle. Elle mangeait avec moins de plaisir, dormait difficilement. Elle l'entendait se lever plusieurs fois dans la nuit. Sa mère ne lui avait jamais parlé de cet homme. La mélancolie qu'elle voyait chaque jour sur le visage de sa mère faisait monter en elle une haine farouche et juvénile pour cet homme, entrevu à la télévision, qui semblait être le responsable de la peine de sa mère, et qui, cela ne faisait pas de doute pour elle, avait fait du mal à sa mère. Sa décision fut prise, face au mutisme de sa mère, il fallait qu'elle sache,.Il fallait qu'elle connaisse un peu de ce passé qui avait conditionné son existence. Elle irait voir cet homme.
Annette était étudiante en arts plastiques et par un de ses enseignants elle apprit qu'une réception avait lieu dans une galerie qui exposait les toiles de plusieurs peintres nouveaux, dont Antoine. C'était un jeudi soir la galerie était déjà pleine de monde. Les commentaires savants des uns et des autres sur les œuvres, un verre à une main, des petits fours dans l'autre, allaient bon train. N'ayant vu le visage d'Antoine que de manière furtive, lors du reportage télévisé, Annette n'était pas sûre de le reconnaître. Elle crut le voir pourtant au milieu d'un petit groupe d'hommes et de femmes. Elle s'approcha et, coupant la conversation et fixant du regard Antoine, elle se présenta et nomma sa mère. Il jeta un bref regard ironique sur elle. Il fut frappé par la luminosité des yeux de cette jeune et belle femme de couleur. " En voilà encore une qui, parce qu'elle est belle, se croit tout permis " pensa-t-il. Regardant toujours Antoine, qui avait repris sa conversation et ne semblait pas avoir compris son propos, elle répéta lentement le nom de sa mère. Antoine se figea et lui demanda ce qu'elle voulait. S'excusant auprès de ses convives il entraîna Annette à l'écart. Cette petite était bien comme il l'avait imaginé 18 ans plus tôt. Elle avait la beauté plastique de sa mère. D'emblée celle-ci lui demanda avec un ton impératif et agressif quel mal il avait fait à sa mère qui depuis une semaine, l'ayant vu dans un reportage télévisé, était en proie à des tourments qui lui avaient coupé l'appétit et fait perdre le sommeil. " Vous posez mal la question " lui répondit Antoine. " La bonne question est ce qu'elle a fait elle, et cela c'est à votre mère ou à votre père qu'il faut le demander. Transmettez mes salutations à votre mère. " ajouta-t-il en retournant vers ses convives.
Annette rentra chez elle mécontente et avec toujours la même animosité à l'égard de cet homme. Elle fit part de cette rencontre à sa mère qui s'inquiétait de sa mauvaise humeur. Elle n'avait pas de mots assez durs contre lui. Mathilde tenta de la calmer en lui disant qu'il n'avait pas tort et qu'en réalité elle ne s'était pas montrée digne de lui. Durant son enfance Annette avait bien remarqué que des hommes séduisants et élégants se montraient empressés à l'égard de sa mère, qui toujours repoussait leurs avances. Alors comment pouvait-elle ne pas être digne de celui-là. D'un autre côté elle ne comprenait pas que sa mère n'ait pas de mari. Son seul et unique amour avait-elle dit. " Le cœur à ses secrets, la vie a ses mystères, " se dit-elle. Annette aimait sa mère plus que tout au monde. Pendant son enfance et son adolescence elle l'avait totalement absorbée. Elle avait aspiré toute son énergie, tout son amour. Cependant elle savait qu'un jour elle la quitterait pour rejoindre l'homme avec qui elle partagerait sa vie et que sa mère se retrouverait seule. Comment pourrait-elle contribuer à son bonheur ? Elle eut sa petite idée sur la question.
Peu de temps plus tard elle téléphona à Antoine pour s'excuser de l'agressivité dont elle avait preuve à son égard. Elle lui parla de ses études et de son souhait de s'entretenir avec lui au sujet de sa peinture. Antoine lui fit bon accueil, se montra chaleureux et s'enquit de la santé de sa mère. Un rendez-vous fut pris dans un café proche de la Sorbonne.
Il était 18 heures sa mère allait sortir de son travail et viendrait la chercher dans ce café comme convenu. Antoine était assis en face d'elle. Il lui paraissait plus jeune que ses 51 ans, avait peu de cheveux gris, sa peau était toujours lisse et ferme. Son amabilité la touchait. " Ainsi voilà la fille de Mathilde " soupira-t-il avec mélancolie. Annette aperçut sa mère qui s'approchait du café. Antoine tournait le dos à la rue et ne la vit pas venir. Elle-même ne pouvait voir qui était avec sa fille. Annette pensa que la première partie du plan avait réussi. Antoine et Mathilde étaient face à face. Antoine parla peu, ne dit aucun mot de sa situation familiale. Il évoqua principalement son passé professionnel et sa nouvelle situation. Annette suggéra une invitation à manger chez elles, mais Antoine prétexta des empêchements.
L'entrain que retrouvait sa mère depuis quelques jours conforta Annette dans son action. Puisqu'il ne voulait pas venir vers elles, c'est elles qui iraient à lui. Elle entraîna sa mère dans une galerie de peinture où elle savait trouver Antoine. Annette voulait absolument avoir la situation en main. Aussi prit-elle d'emblée la parole. " Je crois que vous avez beaucoup de choses à vous raconter et à régler. Je vous laisse " leur dit-elle. Mathilde et Antoine allèrent s'asseoir dans un coin tranquille. " Te souviens-tu de la cassette audio que tu m'avais envoyée en juin 1983 ? " dit-elle. " Tu me reprochais les nombreux amants que j'avais eus et me recommandais de prendre garde que ces relations successives ne me détruisent. Les hommes ont disparus de ma vie et pourtant, s'il n'y avait eu ma fille, ma vie aurait été un néant depuis cette date. Ma fille aura bientôt sa vie à elle et je me retrouverai seule. Cette perspective m'angoisse terriblement. Notre jeunesse s'est enfuie, nous sommes tous les deux sur la pente descendante de notre vie. Je suis sans illusion, et pourtant que j'aimerais être à tes côtés, que j'aimerais que nous prenions une revanche sur ce destin qui nous a été si défavorable! " Antoine lui parla, alors, de son mariage, de sa femme, de ses enfants. Certes son ménage marchait cahin- caha au rythme des habitudes conjugales, de la monotonie quotidienne, mais à 51 ans que pouvait-il espérer en se lançant dans une nouvelle relation sentimentale ? Mathilde avait la beauté de son âge et ses attraits n'avaient plus la puissance d'autrefois. Le prix à payer d'une déstabilisation de son foyer familial serait sans doute beaucoup trop lourd. De ses sentiments pour elle que restait-il ? Rien d'autre que cette compassion qu'il éprouvait à l'instant présent .
Annette vint les rejoindre d'un air interrogatif. En se levant Antoine lui dit que tout était réglé.
Antoine